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Sous les apparences,
2 octobre 2022

Automne - 13 : "J'aurais mieux fait d'aller me noyer"

- Dis, Maman, quand tu étais partie à Pe***, c'était à quel moment ?

- Mais tu es encore avec ça ? C'est en boucle chez toi non ?

- Oui, mais parce que je veux savoir pourquoi tu es partie... 

- Mais parce que tu crois que je me souviens ? 

- Maman, quant à 20 ans, et il y a plus de cinquante ans, on décide de traverser la France pour aller dans une région qu'on ne connaît pas, il doit bien y avoir une raison importante et j'ai du mal à comprendre que tu ne t'en souviennes pas...

- Tu sais, la vie au village n'était pas drôle, et puis le pépé et la mémé n'étaient pas très bienveillants. Je travaillais, je faisais la bonne et il fallait quémander le moindre franc, alors vraiment, c'était pas drôle...

- Mais moi je pense que tu n'es pas partie pour ça !

- ...

- Moi je pense que tu es partie pour accoucher !

- AH MAIS JAMAIS DE LA VIE !!!! MAIS QU'EST-CE QUE TU RACONTES ??????

- Je sais, Maman, que tu es partie parce que tu étais enceinte... On me l'a dit...

- MAIS QUI T'A RACONTE CA ??????

- Annick...

- ET BIEN ELLE T'A RACONTE DES CONNERIES !!!!!!!!

- Maman, je sais que tu es partie à T**, et que tu as mis au monde une petite fille, et que ce n'est qu'ensuite, que tu es partie à P**...

- ...

- ...

- Ce jour-là, j'aurais mieux fait d'aller me noyer !

- Ah ben non, sûrement pas, d'abord parce que je ne serais pas là... Mais je voudrais surtout, que tu m'expliques, pourquoi, comment...

- Il n'y a rien à expliquer ; quand tu tombes sur un salopard, et bien t'es bien obligée de te débrouiller...

- Mais pourquoi tu ne l'as pas gardée ?????

- Parce que je n'ai pas eu le choix ! C'était l'abandon ou la porte, tes grands parents ne m'ont pas laissé le choix... Je n'avais pas un sou en poche, et nulle part ou aller...

- Alors dis-moi comment ça s'est passé, s'il te plaît... Et surtout, est ce que Papa était au courant ?

- Non, il ne le savait pas, je ne lui en ai jamais parlé, j'avais bien trop honte... Et d'ailleurs, de t'en parler, j'en ai tellement, mais tellement honte... Tes grands parents ont tout organisé, avec mon frère, un accueil dans une maison maternelle à T*** où je suis restée plusieurs moi. On était plusieurs filles à venir ici, toutes enceintes, pour accoucher, et abandonner nos enfants. C'est ce que j'ai fait. 

- C'était quand ? Tu te souviens quand elle est née ?

- Bien sûr ! Il y a des dates que l'on n'oublie pas ! C'était le 4 ou le 5 octobre 1963...

- Et tu sais ce qu'elle est devenue ?

- Non, bien sûr ; j'espère qu'elle a été adoptée par une femme de ménage de la maison, qui ne pouvait pas avoir d'enfant et qui m'avait dit, qu'un jour, elle adopterait un enfant. Elle était gentille ; ce serait bien si elle l'avait adoptée... J'ai toujours espéré...

- Et tu lui as donné un prénom ?

- Oui, Isabelle. 

- Isabelle ? Mais c'est incroyable ! C'est un prénom qui revient dans toute la généalogie, côté Papa (NDLR : Sans déconner, à l'école, j'ai toujours voulu m'appeler Isabelle ou Nathalie, je trouvais mon prénom horrible... et voilà que ma mère a appelé sa première fille Isabelle !!!!!)

- Et donc, ensuite, tu es partie travailler à P** ?

- Non, je n'ai jamais travaillé à P**, mon travail aux Dames de France ça n'a jamais existé, ça aurait pu, mais non. Je suis partie parce que Tatie a dit à ta grand’mère qu'il fallait absolument que je vienne pour pouvoir dire comment était la région, si des gens me questionnaient à mon retour. En fait, P*** n'a été qu'une couverture : les lettres arrivaient chez Tatie, qui me les renvoyait, et moi, quand j'écrivais, c'était sous double enveloppe et Tatie les postait de P***

- Mais Maman, tu te rends compte que Tatie ne m'en a jamais parlé...

- C'est normal, personne n'en a jamais parlé.

- Mais qui était au courant ?

- Tes grands parents, ton oncle et ta tante, et Tatie A... 

- Tata L. n'était pas au courant ? 

- Non, tu sais, ta grand’mère était bien trop fière pour dire quelque chose comme ça.

- Mais alors, lorsque je suis née, ça a dû être horrible pour toi ?

- Mais non, pourquoi ? Au contraire, j'étais contente car toi, je savais que j'allais pouvoir te garder...

- Mais à sa date anniversaire, ça a dû être un calvaire, chaque année...

- Petit à petit, les choses s'adoucissent...

- Mais je comprends alors pourquoi tu détestais Noël...

- ...

- Mais rassure moi, Maman, tu n'as pas été violée, tu n'as pas subi... (parmi les mille scenarii imaginés, j'ai pensé qu'elle avait peut-être été victime d'inceste... dans les années 50, au fin fond de la campagne limousine, ça n'aurait sans doute pas été la première, ni la dernière, et cette idée me terrorisait...)

- Non, non, ne t'inquiète pas ! Je suis juste tombée sur un salopard je te dis ; lorsque je lui ai dit que j'étais enceinte, il m'a envoyée valser, disant qu'il ne voulait pas entendre parler...

- ...

- ...

[nous pleurions l'une et l'autre. Elle sans doute sur cette enfant abandonnée, moi je ne sais sur quoi, et pourtant mes larmes étaient inextinguibles...]

- Je ne veux pas que tu en parles à Grégoire

- Maman, j'en parlerai à Grégoire, parce que les secrets de famille sont des poisons, qui se distillent lentement sur des générations, donc ne me demande pas ça, je lui en parlerai.

- Alors tu lui en parleras lorsque je serai morte, parce que j'aurais trop honte.

- Maman, tu n'as pas à avoir honte : tu es une victime. Une double victime ! De ce minable, d'abord, qui n'a pas été capable d'assumer... Il avait quel âge ?

- Il était beaucoup plus vieux que moi, il avait dix ans de plus...

- Ben raison de plus ! Tu es vraiment une victime, et aussi, victime de la folie de tes parents à avoir manigancé tout ça juste pour sauver ton honneur, et le leur !

- ...

- Je t'aime, Maman....

- Moi aussi, je t'aime... 

- ...

- Tu as d'autres questions ? Tu veux savoir d'autres choses ?

- Oui, j'aurais dû avoir un petit frère, c'est bien ça ? Tu étais enceinte en même temps que Tata lorsqu'elle a eu François ?

- Oui, j'étais enceinte lorsque j'ai été renversée par le bélier. Et deux/trois jours après, je n'ai plus senti le bébé bouger... et je l'ai perdu.

- Mais ma marraine m'a dit qu'elle l'avait vu, ce bébé, elle ?

- Oui, parce que je l'ai expulsé ici, et comme j'ai fait hémorragie derrière, le médecin a appelé une ambulance pour m'envoyer à l'hôpital.

- Mais si le bébé était là, qu'est-ce qu'il est devenu ?

- Ce n'était pas un bébé, c'était un foetus, et c'est ta grand’mère qui s'en est chargée ; elle l'a enterré dans le jardin je pense car quand ton papa est revenu de l'hôpital, tout avait disparu... et je n'en ai jamais reparlé.

Là, je n'ai pas pu poursuivre, j'ai cru que j'allais vomir. Cette grand'mère, que je n'avais jamais aimée, ce grand-père que je trouvais bizarre et antipathique, et qui l'un et l'autre étaient aux antipodes de mes grands-parents chéris prenaient, là, une tournure qu'il ne m'était pas possible de concevoir.

C'est sur ces paroles que je suis allée hurler en silence sous la douche, et que j'ai passé l'une des pires nuits de ma vie, à tourner et retourner.

Moi, la fille unique qui pleure sa solitude depuis 54 ans, j'ai donc une frangine dans la nature et un frangin dans le jardin.

Pardon, je vais vomir... 

Comment ma mère a-t-elle pu vivre pendant 47 et 57 ans avec ça sur le cœur ? Comment ? 

 

NB - Pardon aux premiers lecteurs ; ce post, qui a jailli, était truffé de fautes. C'est dire si l'écrire fut une épreuve !

 

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Commentaires
L
Je rattrape mon retard… Je suis bouleversée
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C
Ton histoire, votre histoire, est très triste et, en même temps, je suis si contente que tu aies pu en parler avec ta mère, la comprendre, lui dire que tu l'aimais... Dire aussi que tu en parlerais à ton fils car les secrets font des dégâts bien plus graves que la connaissance, la transmission de de qui a eu lieu. Elle a dit sa honte qu'elle semblait encore ressentir des années après et tu l'as rassurée. Nous devons parler, dire au plus près qui nous sommes et ainsi nous permettons à nos interlocuteurs de se livrer eux aussi.<br /> <br /> Merci de nous raconter l'histoire de ta mère, la tienne, celle de ta famille, universelle dans sa particularité.<br /> <br /> Je t'embrasse.
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B
Ton histoire est très lourde et je comprends que tu aies repris la blogation.<br /> <br /> <br /> <br /> Je te fais une bise.<br /> <br /> <br /> <br /> Bleck
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