Papa,
Lorsque je suis née tu ne m'attendais pas, tu voulais un garçon. J'avais sans doute déjà pris de ton côté taquin, toi qui aimais tant plaisanter. Alors pour me venger, je t'ai fait passer plein de nuits blanches, pendant trois ans.
Puis c'est sur tes genoux que j'ai commencé à apprendre à lire, et nous avons partagé ce goût de la lecture. Je sais combien tu souffrais depuis le début de ta maladie de ne plus pouvoir lire, ou plutôt, de ne plus réussir à retenir ce que tu lisais.
Tu me parlais souvent de ta Maman, dont il semblerait que j'aie hérité de quelques traits du visage, de son caractère joyeux et convivial, n'étant contente que lorsqu'elle avait du monde chez elle. Quelle fierté lorsque Simone ou toi me disiez ça tant je sais combien tu l'as aimée, et jusqu'à ton dernier souffle.
Mais moi je sais que c'est Maman et toi qui m'avez transmis ce sens de l'Autre : la porte du N. était toujours ouverte pour qui passait par là. Le N., là où tu es né, là où tu as travaillé, durement, là où la vie t'a quitté en ce dimanche soir. Le N., tes racines. Cette terre à laquelle tu étais viscéralement attaché, le berceau de notre famille, là où tu m'as appris le sens du mot travail, parfois durement, parfois à 3 heures du matin, dans un pré, lorsque l'orage grondait au loin, là où tu m'as inculqué que rien ne tombait du ciel, que tout se gagnait à la sueur de son front, que l'argent économisé était le premier gagné.
Tu m'as appris ce que voulait dire le mot respect, tu m'as démontré l'importance de ne toujours compter que sur soi, de ne pas avoir à dépendre des autres. Et pourtant, dans le même temps, tu m'as toujours dit que seul on n'était rien, que l'amitié et la solidarité n'étaient pas des mots vains. Je crois qu'au fond tu étais un vrai généreux, un vrai philanthrope.
Tu as forgé le socle de toutes ces valeurs que je m'efforce de transmettre à mon tour à G, comme tu me les as transmises.
Bien sûr nous eûmes des orages toi et moi, parfois à fortes décharges électriques et émotionnelles, mais Maman a toujours dit que nous avions le même caractère. Mais c'est aussi ce caractère qui t'a fait nous préserver pendant ces dernières semaines : jamais tu ne t'es plaint ; jamais tu n'as fait montre de la moindre impatience, du moindre ras-le-bol. Tout au plus, vendredi, m'as-tu dit ton inquiétude de ne plus y arriver à la maison, que ton état devenait trop lourd. Mais vendredi, alors que nous discutions pour la dernière fois, tu m'as dit aussi à ta façon, avec cette pudeur bien à toi et teintée d'humour, combien tu étais heureux de ce chemin que nous poursuivions, D et moi, de cet avenir que nous construisions pour G, ton "Pitinou".
Aujourd'hui Papa c'est difficile. Difficile car depuis toujours tu me tiens la main, tu me regardes du coin de l'oeil, approuvant ou désapprouvant mes pas.
Je ne parviens pas à concevoir que ce puisse être fini, que maintenant tu ne vas plus vivre que dans ma tête et dans mon coeur, que cette lumière qui m'ouvrait la voie, qui me guidait souvent de façon invisible ne sera plus, que ce rocher sur lequel je prenais appui pour observer l'horizon de la vie a été englouti.
Mais qu'est-ce que tu vas me manquer, Papa...