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Sous les apparences,
16 août 2012

Barrar lo cliedo...

- Mais enfin, la porte, tu la rouvriras, ce n'est qu'une histoire de quelques semaines, pourquoi est-ce si difficile ? moi aussi, quand mon père sera mort, je fermerai la maison et pourtant, c'était la maison de mon grand père...
- Ben parce que... et puis non, tu ne peux pas comprendre, ça sert à rien.

En fait, si, ça sert peut être à quelque chose, l'Homme aux grandes jambes, que je t'explique... et puis l'écrire me permettra, peut être aussi, d'apaiser cette douleur supplémentaire...

Agathe et Alexandre (il n'y a pas de hasard), nés respectivement le 3 mai 1821 et le 4 février 1844 et se sont unis le 26 décembre 1863. La vie d'Agathe avait été mouvementée. Née d'une mère veuve depuis cinq ans, et non remariée, elle fut retrouvée abandonnée dans la tour de l'hôpital de Limoges à deux heures du soir, avec deux mouchoirs à la tête, l'un de mérinos noir, l'autre d'indienne rouge à fleur blanches, une beguinette de calicot, une bourasse de droguet jaune, un drapeau de toile et une chemise de toile de brin. Sa mère, sans doute prise d'un très violent remord, s'en revint la chercher le 21 février, soit dix-sept jours plus tard mais ne l'a jamais reconnue et Agathe s'est ainsi mariée née de père et mère inconnus. Elle portera toute sa vie son nom d'Ablis, sans jamais ne prendre ni le nom de son père, ni même celui de sa mère. Sa mère, par ailleurs maîtresse femme, était propriétaire et éduquée, menait son affaire et ses domestiques à la baguette, et avait eu trois garçons avec son mari avant que celui-ci ne décède.

Bien que née de père et mère inconnus, 2800 francs de dot sont offerts à Agathe lors de son mariage par sa mère, dot payée très partiellement à hauteur de 800 francs avec une reconnaissance de dette pour le solde. J'ai passé des jours entiers à éplucher tous les registres des archives municipales avant de découvrir le début de l'histoire car comment une enfant née de père et mère inconnus pouvait-elle se marier avec une dot ????? Et puis, lorsque j'ai commencé à découvrir deux/trois fils de la pelote, Simone, la cousine germaine de Papa, s'est décidée à m'aider et à me confier de ce qu'elle savait.

Agathe était la fille d'un riche avoué de Limoges, dont l'origine familiale était (et est encore) dans ce petit village de mon enfance. Marié par ailleurs, il aurait cependant porté un oeil bienveillant mais discret sur l'éducation d'Agathe. Lorsqu'Agathe a épousé Alexandre, ils étaient métayers dans le village de la commune d'à côté, comme l'avaient été tous les ancêtres d'Alexandre depuis au moins 1640, sans jamais bouger. Agathe et Alexandre ont eux été plus audacieux en traversant le ruisseau pour devenir métayer d'une ferme un peu plus grande, sur la petite commune de mon enfance, à à peine un kilomètre du village berceau de la famille d'Alexandre.

Puis à la mort de Françoise la mère d'Agathe, celle-ci n'ayant pas touché le solde de sa dot et n'ayant aucun droit de regard sur la succession de sa mère puisque celle-ci ne l'avait pas reconnue, elle est partie dans une bataille juridique pour se faire payer son dû. Imaginez la petite paysanne se battant face à ses deux frères (le troisième était mort), deux riches négociants aux entrées sans doute largement facilitées... Et bien figurez-vous qu'au terme de cette bataille acharnée, déterminée et combative, elle finit par gagner et par toucher, enfin, la soulte de sa dot.

Et que croyez-vous qu'elle en fit ? Elle acheta, enfin ils achetèrent, en 1873, avec un paiement étalé dans le temps, des terres et une masure qu'ils reconstruisirent pierre à pierre de leurs propres mains, propriété transmise (avec la dette qui allait avec) à Léonard et Anne, leur fils aîné (mes arrières grands parents), puis à Henri et Thérère qui éteignirent la dette et firent construire une maison que Thérèse n'aura pas eu le temps d'habiter car elle est morte à 34 ans, laissant un enfant de 13 ans, Papa, et un de 15, puis à Albert et Aimée qui assurèrent la prospérité de l'exploitation et habitèrent la maison de Thérèse, utilisant la maison d'Agathe comme lieu de stockage et d'annexe à l'exploitation (en la défigurant largement au passage... soupir).

C'est dans cette ferme que j'ai passé toute mon enfance, c'est cette propriété qui m'a été transmise par mes aïeux au terme de tant de sacrifices et de batailles, cette propriété sur laquelle mon père a trimé toute sa vie, qu'il n'a quittée que deux ans en 76 ans de vie, le temps d'aller mener une guerre qui n'en portait pas le nom au delà de la Méditerranée, cette terre qu'il a détestée tout en l'adorant, cette terre qui l'a aliéné, cette terre reprise à contre coeur mais par sens du devoir, cette terre qui, quoi qu'il ait pu en dire, il n'aurait jamais pu quitter et qu'il n'a jamais cessé de faire prospérer, cette maison dans laquelle il a voulu mourir, il y a dix mois.

Le passage de flambeau est difficile. Dès 14 ans, lorsqu'il m'a demandé quelle orientation je voulais donner à ma vie, j'ai dit haut et fort que jamais, jamais je ne reprendrai le flambeau. Dès qu'un paysan s'approchait de moi dans un bal de campagne ou une réunion amicale, je fuyais juste au motif qu'il était paysan et que jamais je n'épouserai la vie de la terre faite de sacrifice et de renoncements, de travail acharné et de revenus médiocres. Je ne vais pas revenir sur les étés de mon enfance, sur le travail pendant les vacances scolaires, sur le non systématique de mes parents à la moindre proposition d'achat, à la moindre proposition de voyage linguistique, avec le couperet systématique du "c'est trop cher".

Nous en avons parlé avec Papa, le vendredi après midi, quarante huit heures avant son dernier souffle, alors que jamais nous n'avions pu l'aborder. Nous avons abordé tellement de sujets, ce jour là, qu'aujourd'hui je suis en paix avec lui, que ces heures à lui tenir la main, de pause respiratoire en pause respiratoire, ont été un pardon général à tous nos vieux contentieux, sauf peut être celui ci. Je suis celle qui rompt, définitivement, ce que quatre générations avant moi ont construit pas à pas, pierre par pierre, à force de travail, d'obstination et de persévérance.

L'opération de Maman et la fermeture de la maison pour un minimum de cinq semaines préfigure de ce que sera l'avenir. Oui, un jour, cette maison me reviendra pour que je la ferme, pour que je tire un trait sur cent cinquante ans de chronique familiale, heureuse et malheureuse. Mon père, alors que l'Ado n'était qu'un Boubou de cinq ans, n'a cessé de le promener tout autour des terres, en lui montrant les bornes et en lui transmettant l'importance de cette terre, son poids dans notre histoire familiale, lui disant "tu ne la vendras pas, hein, toi non plus, même si elle ne sert plus à rien puisque ta mère a pris une autre voie".

Alors voilà pourquoi aujourd'hui, c'est aussi difficile de fermer la porte, même provisoirement.

Bien sûr, j'ai d'autres projets et depuis longtemps mais qui peu à peu s'éclairent, comme celui de vendre deux terrains qui pourraient devenir constructibles pour rénover et aménager cette magnifique longère pour en faire des chambres d'hôtes ou un gîte grande capacité, mais tout cela n'est que projet, ma mère est contre et me dis que je vais transformer du bon argent en mauvais... Mais il n'empêche que la blessure originelle est là, et bien là. Les mots de mon père à mon fils, depuis près de 46 ans il n'a eu de cesse de me les fourrer dans la tête, et il est bien difficile aujourd'hui de les en effacer, même partiellement... aussi difficile qu'il sera difficile de fermer cette putain de porte, lundi après midi...

Comprends tu mieux, maintenant, mon Amour ?

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Commentaires
L
C'est une bien jolie histoire ! Elle me permet de mieux te connaître aussi ! <br /> <br /> C'est difficile de fermer la porte, mais je comprends que tu ne sois pas attirée par cette vie !
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