le coup de foudre 1
Comme chaque jour depuis qu’il avait entamé les foins dans les parcelles « du haut »,
au terme d’une journée bien remplie , il prenait le chemin du bois pour rentrer.
Malgré l’heure tardive, la chaleur brûlait toujours! Il appréciait l'impression de
fraîcheur qu'il ressentait au milieu des arbres que l'ombre avait protégé des excès de
l'astre solaire. Il était encore enivré de l’odeur de l’herbe sèche. Sa peau était couverte
de poussière collée par la sueur qu'une douche chasserait bientôt. Il aimait ce
moment où il rentrerait. Il allait se détendre, manger avant de se coucher. Il savourait
cet instant , satisfait du travail bien fait.
Chaque soir depuis une semaine, il la croisait sur son chemin ! Elle portait la tenue
réglementaire de parfaite cycliste tout terrain ! Elle montait la côte, appuyant avec
vigueur sur les pédales… Ses mollets dessinaient de fines courbes , aux formes
parfaites, muscles tendus et délicieusement saillant dans l’effort ! Cela lui rappelait
les jambes de mannequins mises en valeur par de hauts talons. Lorsqu’il la croisait ,
ils échangeaient un regard ! Le casque réglementaire lui cachait une partie du visage
mais il devinait ses yeux malgré les lunettes teintées! De beaux yeux bleus, clairs et
profonds, dans lesquels il plongeait l’espace d’un instant! De chaque côté du couvre
chef, jaillissaient des boucles blondes, éparses, éclatantes !
Le premier jour, il s’était juste dit que sur ce chemin si souvent emprunté, où il ne
croisait habituellement que lapins, lièvres ou perdrix, cette jeune femme sur son VTT
faisait l’effet d’une apparition. L' improbable fait chair. Furtive et vite évanouie, il n' avait pas attaché d'importance à cette rencontre. Il avait appris à ses dépends qu'un
tracteur n'attire pas l'attention mais plutôt la défiance ! Depuis une quinzaine
d'années, l'image de sa profession s'était détériorée. Les filles fuyaient la campagne,
rejetant l'idée de s'attacher à ces bagnards de la terre qui n'avaient d'autres
perspectives que le labeur avant tout. Elles rêvaient de liberté, de magasins, de
sorties...
Les jours suivants, il lui avait porté un intérêt plus affirmé ! Croiser, même un instant,
une belle femme n'était pas anodin ! Depuis qu'il avait commencé les foins, il partait
le matin vers 7 heures. Il redescendait manger à midi, seul, depuis la retraite de ses
parents. Puis il retournait à son travail ! Son unique lien avec le monde des humains
passait par son téléphone portable. Mais entre le bruit du tracteur et le coût des
communications, il en réservait l'usage à des appels strictement professionnels. A
l'approche de la cycliste, il ralentissait son tracteur , allant jusqu’à quasiment se garer
pour la laisser passer… En réalité, même s’il ne l’admettait pas , c'était un prétexte
comme pour tenter de ralentir le temps ! Il aurait voulu que ce moment où les yeux
se croisent devienne éternité ! En plein effort, elle faisait un mouvement de la tête qu'
il ne savait comment interpréter, esquisse d’un sourire ou un rictus de douleur dans
ce long faux plat montant ?
Le quatrième jour, il ne la croisa pas, il était en retard, il vit sa silhouette s’évanouir
derrière les arbres du bois bordant le virage plus haut … Il se sentit déçu ! Il avait le
sentiment d’ avoir manqué plus qu'une distraction, la seule attraction qui vienne
troubler la solitude de son travail quotidien !
Le cinquième et sixième jour, il s’organisa différemment ! Il s’arrangea pour terminer
son travail dans une partie de la parcelle d'où il puisse guetter le début du chemin en
contrebas au bord de la route ! Ensuite, il lui suffisait d’abandonner son labeur et de
vite prendre le chemin ! Il avait nettoyé et remis en place les rétroviseurs de façon à
prolonger l' instant du mirage sans se retourner. Il se sentait bien un peu coupable de
reporter au lendemain la fin de son travail ! Qu'en aurait pensé son père ? Pour se
donner bonne conscience, il évoquait les prévisions météorologiques favorables et
stables…
Il n’osait pas se l’avouer, il se sentait maintenant attiré par cette jeune femme blonde.
Il y avait une multitude de chemins possibles dans la région, elle aurait pu changer
d'itinéraire ou d’horaire. Mais elle était là, ponctuelle chaque jour. Il se mit à espérer
secrètement qu’elle l’avait remarqué, que cette régularité n'était pas fortuite… Il se
surprit à échafauder des plans pour qu’elle s’arrête. Ce regard furtif échangé à
travers les vitres poussiéreuses d’un tracteur le déconcertait. Il voulait plus. Il n’osait
se l’avouer mais il se haïssait de son statut d'agriculteur. Il alla même jusqu'à se
demander si au lieu de son tracteur, il n'aurait pas plus de chance avec une machine
rutilante comme une moto ou un Quad pour attirer son attention ! Se crée t'on une
apparence ?
Il se sentait seul, de plus en plus seul, en pensant à cette belle cycliste. Son image le
taraudait tout au long de la journée. Toutes ces journées, perdu au milieu de la mer
verte qui l’entourait , n’étaient pas propices à la rencontre. Ce sixième jour, dans son
lit tard le soir, il prit une résolution. Il se trouvait ridicule de se monter la tête tout
seul. Après tout quoi de plus normal que de faire un tour en vélo au moment où on
retrouve un peu de fraîcheur le soir en juillet ! Il fantasmait. Avec fatalisme, il se
convainquis qu'elle ne l’avait pas remarqué. De toute façon, son travail de fenaison
dans ces parcelles se terminerait demain en milieu d’après midi si tout allait bien.
Ensuite, il changeait de lieu de chantier et ne prendrait plus ce chemin chaque soir !
Fort de la certitude qu’il n’y aurait plus de rencontre, il s’endormit, un peu triste
toutefois.
Le septième jour, il se hâta d'entamer la phase finale de la récolte ! Le changement
météo était évident. Dès le milieu de matinée, les prémices d'une évolution orageuse
devinrent visibles ! Il ne lui restait pas une grande surface à ramasser. Il mangea plus
tôt, partit plus tôt ! Son but était de terminer pour le milieu d'après midi avant
l'arrivée des orages ! Il se sentait bien à nouveau, décidé à rester concentré sur son
seul objectif de travail... Pas question de se laisser divertir en quoi que ce soit...
L'atmosphère se chargeait , d'heure en heure. L'humidité , devenait moins
supportable ! Fatigué par ces journées de travail cumulées, impatient de terminer, il
voulu accélérer le rythme. Il passa la vitesse supérieure. Mais les machines ont une
limite, la franchir occasionne des casses ! Une soudure lâcha, le contraignant à
abandonner provisoirement son chantier pour aller chez le réparateur de matériel à
15 km. Le temps du trajet, le temps de réparer et de revenir, ce n'est que vers le
milieu d'après midi qu'il put reprendre ! Il avait perdu plus de trois heures ! Il se
promit de ne plus vouloir forcer le destin, même s'il est dur d'admettre que l'on ne
peut pas en être maître !
La menace nuageuse était maintenant précise même si sa progression avait été plus
lente que prévue. Au sud-ouest, l'azur avait fait place à une couleur noire, sans
équivoque sur ce qui se préparait. Il avait bien avancé mais il se savait à la merci de
ce nuage de plus en plus menaçant. Lorsqu'il basculera par dessus la colline d'en
face, il devrait décrocher et se replier le plus vite possible vers l'ancienne bergerie,
cent mètres à gauche à l'orée du bois de l'autre côté du chemin. Il pourrait mettre son
matériel à l'abri et attendre ensuite sagement que les éléments se calment ! Un oeil à
sa conduite, l'autre rivé à la colline, espérant que la nature lui accorderait le répit
nécessaire à l'achèvement de son chantier, il travaillait... A chaque décharge
électrique, l'autoradio craquait, ne laissant aucun doute sur l'imminence et la
proximité de l'orage. Brutalement, le rideau d'eau déversé par le cumulo-nimbus
franchit la crête. Le sort en était jeté. Dépité, il se précipita replier son outil, remonta
sur son tracteur et se dirigea vivement vers le chemin pour rejoindre son refuge. Le
vent très violent qui précède la pluie se leva, accélérant l'arrivée de la trombe d'eau
qu'il voyait progresser vers lui à une vitesse qui l'impressionna. Le noir virait au
jaune, rien de bon... La fin de la récolte sera perdue.
Un instant, plus bas sur le chemin, il aperçu la silhouette de la cycliste, déjà engagée
dans la longue montée...